« Je n'ai pas envie de devenir adulte ». Comprendre la peur de l'avenir chez les jeunes atypiques

Jeunes atypiques : devenir adulte ? À quel prix ?

Pourquoi entrer dans le monde adulte fait si peur aux jeunes atypiques (et que peut-on y faire ?)

De plus en plus de jeunes,  surtout parmi la population que je décris comme atypique — neuroatypiques, hypersensibles, TSA, Dys, etc., ou simplement en décalage avec les normes sociales — vivent dans une peur très vive de l'avenir. Une phrase revient souvent dans les entretiens que je mène au cabinet : « Je n'ai pas envie de devenir adulte ». 
Ce n'est ni une provocation ni un caprice d'enfant gâté. C'est le signal d'un mal-être profond, une forme de lucidité face à un monde adulte qui ne les fait pas rêver.
Pourquoi cette peur ? Comment la comprendre pour mieux y répondre ?

Un peur légitime : quand grandir signifie perdre ses repères

Grandir, devenir adulte, dans l'imaginaire collectif, devrait être symbole de liberté, d'autonomie, de choix. On parle d'émancipation, de choix de vie, de conquête de soi.
Mais pour de nombreux jeunes — tout particulièrement pour les jeunes atypiques — cette étape est loin d'être vécue comme un élan de vie. 
C'est, à l'inverse, une source d'angoisse, un saut dans le vide sans filet de sécurité.

 

L'entrée dans l'âge adulte s'accompagne d'une disparition brutale des repères rassurants :

  • les routines de l'enfance
  • les cadres scolaires et associatifs
  • la protection des parents et du cercle familial

En échange, on leur demande :

  • d'être autonome le plus tôt possible
  • d'être conforme aux standards attendus
  • de faire des chois non éclairés (« orientation professionnelle"presque" dès la maternelle » Vraiment ?)

Tout cela entraîne une énorme charge mentale dans la vie quotidienne et aboutit sur un monde saturé d'attentes scolaires. Or, ce changement qu'est la sortie de l'enfance peut déjà sembler vertigineux à n'importe quel jeune.
Pour un jeune atypique, il devient souvent franchement insurmontable.
 

En effet, ces jeunes doivent composer avec des défis supplémentaires, souvent invisibles, mais bien réels :

  • une sensibilité accrue
  • une perception plus fine (et souvent plus anxieuse) de leur environnement,
  • un besoin de cohérence et de routine plus marqué
  • une fatigue cognitive et émotionnelle plus rapide (cf. les articles consacrés à ces thèmes sur mon site)

Là où d'autres voient un passage vers l'indépendance, eux perçoivent une série d'épreuves incessantes, sans explications ni soutien suffisant.

 

Grandir, devenir adulte, pour eux, peut ressembler à un arrachement : quitter un cocon —certes étroit, mais protecteur —pour plonger dans un monde perçu comme hostile, bruyant, chaotique, exigeant.

Ce dont les adultes ne prennent pas la mesure : leur lucidité

Les jeunes atypiques sont souvent dotés d'une conscience aiguë des enjeux du monde. Ils captent ce que beaucoup d'adultes préfèrent ignorer :

  • les urgences climatiques
  • l'épuisement des ressources
  • les injustices sociales
  • les déséquilibres systémiques
  • le bouleversement géopolitique

Là où d'autres se projettent dans des carrières ou des parcours « classiques », eux perçoivent une planète en souffrance, une société sous tension, un futur incertain et effrayant.
Si on ajoute que la majorité des adultes ne prennent pas leurs peurs au sérieux :

  • comment peuvent-ils envisager de faire face à ce futur considéré comme dangereux ?
  • comment, dans ces conditions, envisager sereinement de « devenir adulte » ?
  • comment avoir envie de s'insérer dans un système dont on voit les failles, les absurdités, les impasses ?

Ce n'est pas un manque de maturité ou des raisons fallacieuses pour contourner la complexité. C'est une maturité différente, souvent en avance sur l'âge, mais qui n'a pas encore les ressources concrètes pour transformer cette conscience en action. 
Résultat : paralysie, découragement, sentiment d'inadéquation.

 

Cette peur n'est donc ni une fuite ni une faiblesse. Elle est une réponse légitime à une réalité mal adaptée à ces jeunes qui pensent et ressentent autrement. 
Comprendre cela, c'est déjà faire un pas vers eux.

Pourquoi se projeter est si difficile quand on se sent inadapté au monde adulte ?

Une image de l'âge adulte peu engageante

Thomas d'Ansembourg pose une question nécessaire dans le titre de son ouvrage Notre façon d'être adulte fait-elle sens et envie pour les jeunes ?. Pour de nombreux jeunes, et plus encore ceux qui sont en décalage avec les normes, la réponse est un « Non » franc et lucide.

 

Ils observent les adultes autour d'eux (parents, enseignants, figures d'autorité) qu'ils voient le plus souvent épuisés, stressés, enchaînés à des rythmes effrénés.
Ils entendent leurs plaintes quotidiennes sur le travail, les obligations, le manque de temps, les nombreuses responsabilités.
 

Trop d'adultes semblent subir leur vie plutôt que la choisir.
Quel message cela renvoie-t-il aux jeunes en quête de sens  : que devenir adulte c'est renoncer à ses rêves, entrer dans une centrifugeuse emplie d'obligations et « faire semblant » pour survivre ?

 

À leurs yeux, l'adulte face à eux est rarement une source d'inspiration. Il incarne plus souvent la résignation, la routine, parfois l'amertume. Loin de faire rêver, cette figure inquiète, déçoit ou rebute.

 

Ce décalage est encore plus intense chez les jeunes atypiques qui perçoivent avec acuité les incohérences et les dissonances émotionnelles. Ils ne peuvent pas se contenter de ce qu'on leur dit : ils ressentent les dicours de façade.

 

Pour ces jeunes en quête d'authenticité, de cohérence, de valeurs incarnées, l'entrée dans l'âge adulte est une épreuve à laquelle ils ont peur de se confronter, avec le sentiment de se trahir soi-même en acceptant les règles du jeu qu'on leur impose. 

Comment pourraient-ils avoir envie de pénétrer dans un monde où tant d'adultes semblent s'être perdus en chemin ? Un monde où les émotions sont souvent étouffées (mal vues même), où la vulnérabilité est perçue comme un faiblesse, où la productivité prime sur la qualité de vie ?

 

Ce rejet ne traduit pas un manque de maturité, mais une exigence de vérité. Les jeunes atypiques ne demandent pas une vie facile, mais une vie qui ait du sens.

 

Ils veulent croire qu'être adulte peut rimer avec liberté intérieure, créativité, engagement, que vieillir ne signifie pas s'éteindre, mais s'élargir, que l'on peut évoluer sans se renier.

 

Alors oui, si tant de jeunes disent « je n'ai pas envie d'être adulte", c'est peut-être d'abord parce que grandir, aujourd'hui, semble signifier abandonner qui l'on est,  que, nous, les adultes, devons leur prouver qu'une autre voie est possible — et que la vie adulte peut aussi être une aventure vivante, choisie, vibrante, valorisante, humaine.

Rejet des normes et besoin de sens

Se projeter dans un avenir où il faut « faire avec », être « raisonnable », cacher sa différence pour rentrer dans la moule… très peu pour eux. Ils ne veulent pas être des adultes par défaut. Ils veulent du sens, de la cohérence, de la liberté.

 

Ils questionnent les modèles de réussite, refusent la pression sociale de la performance et rejettent les rôles imposés.


Ce qu'ils cherchent, c'est une manière de vivre alignés avec leur valeurs profondes.
Or, la société actuelle, avec son obsession de compétitivité, ses injonctions contradictoires et son manque d'authenticité, leur paraît souvent vide de sens. De plus,  on ne les aide que rarement à déceler en eux leur potentiel, à reconnaître les valeurs essentielles auxquelles ils tiennent.

Un autre facteur amplifie cette distance : leur accès massif à l'information, mais de quelle qualité ?

Ils voient, lisent, entendent tout — les scandales, les injustices, les conflits, les contradictions, les enjeux écologiques — mais peu d'adultes les aident à digérer, comprendre ou relativiser ces données. On leur impose une avalanche d'informations, souvent anxiogènes, sans les accompagner dans leur lecture critique.
Pire encore, certaines informations sont sélectionnées, mises en scène pour entretenir la peur, la soumission, la conformité.

 

Résultat :
Au lieu d'être outillés pour construire leur pensée, beaucoup se sentent noyés, impuissants, désorientés.

Cette surcharge cognitive et émotionnelle renforce leur rejet du monde adulte tel qu'il fonctionne et intensifie leur envie de ne pas y entrer.

L'avenir incertain dans une société trop normée

Le monde tel qu'il se présente à eux est loin d'être rassurant. Crise climatique, incertitudes économiques, tensions politiques, polarisation sociétale… Les enjeux auxquels les jeunes vont devoir faire face sont inédits, complexes, parfois angoissants.

 

Pour les jeunes atypqies, souvent plus conscients, plus lucides, voire plus engagés sur ces sujets, cette conscience accrue peut devenir écrasante. Comment envisager sereinement un avenir quand on pressent qu'il sera semé d'épreuves ?

 

Surtout, comment croire en sa place dans une société qui continue de valoriser la conformité, la compétition, qui laisse peu de place à la vulnérabilité, à la lenteur, à la créativité ?

Stress chronique, perte de confiance et épuisement : les freins invisibles

Beaucoup de jeunes atypiques arrivent à l'adolescence, ou au début de l'âge adulte, déjà épuisés. Le stress cumulé chez les jeunes atypiques provient de plusieurs sources qui s'entrecroisent et s'intensifient avec le temps :

  • la suradaptation constante pour répondre à des normes qui ne leur conviennent pas
  • le masquage de leurs difficultés pour « faire bonne figure »
  • la peur de décevoir leur entourage, leurs enseignants ou eux-mêmes

Ce stress chronique est souvent invisibilisé, car ces jeunes « tiennent » ou donnent l'illusion de réussir.

Ils peuvent :

  • obtenir de bons résultats
  • accomplir les tâches du quotidien
  • s'intégrer en apparence dans les cadre imposés

Mais tout cela se fait au prix d'un effort immense et invisible, qui finit par les épuiser.

 

À long terme, ce stress agit comme un poison lent :

  • il alimente l'anxiété, parfois sévère
  • il perturbe le sommeil et fragilise l'équilibre physique
  • il favorise la somatisation, avec des douleurs ou troubles inexpliqués
  • il isole, car l'énergie manque pour maintenir des liens locaux
  • et, surtout, il sape l'estime de soi

Quand on grandit avec des messages implicites ou explicites comme « tu es trop sensible », « pas assez concentré », « pas adapté », et qu'on doit en permanence cacher sa singularité pour être accepté, on finit par douter pronfondément de sa légitimité à être soi-même.

 

L'épuisement émotionnel devient un frein à toute projection.
Le futur apparaît comme un prolongement de l'effort, pas comme un espace de liberté. Il ne suscite pas l'élan vital, mais la peur et le repli.
Plus le jeune atypique est lucide sur les défis qu'il devra relever, plus l'envie de s'engager dans l'avenir se réduit.
Il ne s'agit pas d'un manque d'ambition, mais d'un manque d'espoir.

 

Face à ces freins invisibles, l'entourage, les professionnels et la société dans son ensemble ont le devoir d'entendre et reconnaître l'intensité de cette charge intérieure.
Redonner confiance passe d'abord par cette reconnaissance : ce que ces jeunes traversent est réel, valide et mérite d'être entendu.

Réenchanter l'avenir : redonner sens, confiance et espace aux talents atypiques

Les jeunes atypiques ne manquent ni de potentiel ni d'idées ni de sensibilité. Ce qui leur fait défaut, c'est un environnement qui les reconnaît, les comprend et les encourage à exprimer leurs talents à leur manière. 
Réenchanter leur avenir commence par un changement de regard.

 

Plutôt que de corriger ce qui « dépasse », pourquoi ne pas miser sur ce qui enrichit ?

 

Les jeunes atypiques ont souvent :

  • une pensée en arborescence, capable de connecter des idées éloignées
  • une créativité foisonnante, qui cherche à inventer plutôt qu'à imiter
  • une sensibilité émotionnelle aiguë, qui capte les nuances et les ambiances
  • une empathie naturelle, qui rend la relation à l'autre profonde et sincère
  • une vision systémique, qui leur permet de penser à long terme, à grande échelle, avec sens et complexité

Ces qualités ont besoin de modèles vivants, pas de discours déconnectés de leur réalité. Voici des pistes simples et concrètes pour les accompagner sans les brider :

Cesser de dénigrer sa propre vie adulte
Donner envie passe l'exemple. Évitez les discours cyniques et désabusés, vides de sens de type « profite tant que tu es jeune »  —profiter ? de quoi ?.


Parlez-leur plutôt :

  • des moments de liberté ressentis
  • des choix assumés
  • des projets réalisés
  • de vos idéaux de jeunesse, oubliés ou pas
  • de votre propre jeunesse, de votre entrée dans la vie adulte
  • des plaisirs simples de la vie adulte
  • des joies, des peines qui font de vous l'adulte que vous êtes, sans masquer celui que vous auriez aimé être

Encourager les expérimentations
Offrir des espaces d'exploration, sans enjeu de réussite immédiate :

  • séjours dans des lieux destinés aux atypiques
  • année sabbatique ou de césure
  • engagement bénévole pour une cause qui leur tient à coeur
  • projets personnels artistiques, associatifs ou techniques en leur donnant le cadre et les moyens de s'y sentir libres d'être eux-mêmes
  • essayer diverses activités, être libre de les abandonner, sans juger et d'aller en pratiquer d'autres
  • Faire rencontrer aux jeunes atypiques ou leur faire découvrir des adultes atypiques ayant inventé leur propre voie, qu'ils soient entrepreneurs, artistes, chercheurs, artisans… Montrer qu'il est possible de réussir hors des sentiers battus.

Favoriser des espaces d'expression non jugeants.
Proposer des endroits où l'on peut parler librement, créer, expérimenter :

  • groupes de parole encadrés par des personnes compétentes et concernées
  • ateliers d'écriture ou d'arts plastiques, ou autre
  • cercles de discussion ou projets collectifs à taille humaine
  • le salon de la maison, un soir dédié de la semaine (ou tout autre lieu intime)

Laissez libre cours à votre imagination et à celle des jeunes. Souvent, ils savent ce qu'il leur faut, encore faut-il les écouter.

 

Accompagner sans imposer

Cultiver une posture d'écoute :

  • poser des questions ouvertes, propices à l'ouverture d'un dialogue
  • proposer des options, sans mettre la pression
  • rester disponible sans être intrusif

Montrer qu'il existe plusieurs façons de « réussir »

Enfin, c'est réellement important de déconstruire le modèle unique de réussite :
diplôme + CDI + appartement = bonheur. Ce n'est pas un dogme universel

 

  • il existe des vies multiples, des rythmes différents, des chemins faits de virages, d'essais, de pauses et de recommencements
  • réussir, c'est peut-être simplement trouver un équilibre qui respecte son écologie personnelle, ses besoins, ses valeurs
  • montrer que l'on peut être un adulte épanoui sans entrer dans le moule, c'est ouvrir une brèche vers une autre forme de futur, plus libre et plus désirable.

En conclusion

Quand un jeune vous dit : « Je n'ai pas envie de grandir  et de devenir adulte », ne pas le corriger est important. 

C'est de l'écoute qu'il faut déployer, car sa peur est aussi une critique légitime de notre manière d'être adulte.
Pour les jeunes atypiques, grandir ne devrait pas être une capitulation, mais une construction ; une aventure à leur mesure, avec leurs outils, leurs aspirations, leurs couleurs, leurs valeurs.

 

Peut-être que le plus beau cadeau qu'on puisse leur faire, c'est de montrer qu'on peut être adulte autrement : plus vivant, plus souple, plus humain. Soyez leur meilleur exemple.

 

Dites-leur : « Tu as ta place ». Pas demain. Maintenant.

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