Pourquoi ne parle-t-on jamais des risques psychosociaux à l’école ?

Pourquoi ne parle-t-on jamais des RPS à l'école ?

Qu'appelle-t-on "risques psychosociaux" (RPS) ?

Les risques psychosociaux (RPS) désignent des situations de stress intenses ou durables liées à l'organisation, aux conditions ou aux relations de travail, qui ont des effets néfastes sur la santé mentale, physique et sociale.

Parmi eux, on trouve le stress chronique, le burn-out, le harcèlement moral, la perte de sens, le sentiment d'injustice, les conflits de valeurs ou encore l'isolement. Dans le monde professionnel, les RPS sont identifiés, encadrés, et font l'objet de préventions. Mais dans le monde scolaire, ils sont totalement ignorés.

L'école est souvent décrite comme un lieu d'apprentissage, d'émancipation, d'égalité des chances. Pourtant, pour un nombre croissant d'élèves, elle est surtout synonyme d'épuisement, d’angoisse, d’humiliations, de dévalorisation, de stress chronique et de mal-être profond. Il est temps de regarder en face une réalité que beaucoup refusent de nommer : l’école est un lieu de production de risques psychosociaux (RPS). Et le silence autour de cette vérité est assourdissant.

La réalité chiffrée de la souffrance adolescente

Les chiffres parlent d'eux-mêmes : la santé mentale des adolescents est en chute libre. Une étude menée par Santé Publique France en 2022 révèle que seuls 59 % des collégiens et 51 % des lycéens présentent un bon niveau de bien-être mental. Plus alarmant encore : 14 % des collégiens et 15 % des lycéens sont à risque important de dépression.

Près d’un lycéen sur quatre (24 %) a déjà eu des pensées suicidaires au cours de l’année, avec une nette surreprésentation chez les filles (30,9 %) par rapport aux garçons (17,4 %). Et 13 % déclarent avoir déjà tenté de mettre fin à leurs jours.

Le phénomène de phobie scolaire, lui, concerne aujourd’hui entre 1 et 2 % des élèves selon l’Inserm. C’est un chiffre sous-estimé, tant les diagnostics sont tardifs ou niés. Côté stress, une enquête de l’Observatoire Écolhuma (2024) indique qu’environ 26 % des collégiens et 31 % des lycéens présentent des signes de stress ou d’anxiété importants, confirmés également par les observations des enseignants eux-mêmes.

La solitude est aussi un marqueur fort : 21 % des collégiens et 27 % des lycéens s’en plaignent, et plus de la moitié des adolescents expriment des symptômes psychologiques ou somatiques occasionnels. Enfin, selon un baromètre Ipsos/TF1 Info publié en 2025, 40 % des adolescents présentent des symptômes dépressifs et 45 % des troubles anxieux.

Ces chiffres ne sont pas des anomalies isolées : ils révèlent un système entier qui écrase les plus vulnérables. Il ne s’agit plus de cas individuels, mais d’une crise collective dont l’école est à la fois le théâtre et l’accélérateur.

1. L’école : un lieu de travail dénié

Quand on parle de RPS, on pense spontanément au monde du travail. Et pour cause : stress, surcharge mentale, conflits de valeurs, perte de sens, harcèlement, etc. sont bien identifiés comme facteurs de souffrance professionnelle. Il existe des chartes, des obligations légales, des dispositifs de prévention.

Mais qu'en est-il de l’école ?

Les élèves sont soumis, dès le plus jeune âge, à un rythme intensif : 6 à 8 heures par jour, devoirs le soir, pression des notes, examens, orientations, compétition permanente. Cela a tout d'un emploi à temps plein. Et pourtant, on continue de leur répéter que ce n'est "que de l'école". Comme si leur stress était illégitime. Comme si souffrir dans ce cadre était un signe de faiblesse, voire de paresse.

Ce déni collectif permet de déresponsabiliser le système scolaire. Car si l’école est un lieu d'apprentissage, elle est aussi un lieu d'exposition à des risques. Mais on refuse d'envisager que ces risques puissent être systémiques.

2. Une souffrance toujours individualisée et culpabilisée

L’élève en souffrance est souvent considéré comme trop fragile, pas assez motivé, mal organisé. On lui propose des solutions individuelles : sophrologie, méditation, thérapies, médicaments, accompagnement psychologique. Comme s’il était responsable de ne pas réussir à s’adapter à un système qui l’écrase.

Ce mécanisme est doublement violent : non seulement il invisibilise la dimension collective de la souffrance scolaire, mais il renforce la honte et l’isolement des jeunes concernés. Au lieu d’interroger les normes, les pratiques et les structures, on renvoie la souffrance à un déficit personnel.

Il est temps de sortir de cette lecture erronée et de poser un autre regard : et si le problème n’était pas l’élève, mais l’école ?

3. Le système scolaire n’est pas formé à la prévention des RPS

Dans le monde du travail, il existe des formations à la prévention des risques psychosociaux, des cellules d’écoute, des protocoles d’alerte. Dans le monde scolaire, rien de tel. Les enseignants et les personnels éducatifs ne sont ni formés ni outillés pour repérer les signes de burn-out scolaire, d’anxiété chronique, de figement ou de désengagement lié au stress. Pire : ces notions sont souvent mal comprises, y compris chez les adultes.

Alors quand un enfant décroche, se replie ou se rebelle, l’explication est vite trouvée : "manque de volonté", "absence de motivation", "problèmes familiaux". On attend des professionnels de l’éducation qu’ils gèrent le comportement, sans toujours leur donner les moyens de comprendre ce qui se joue en profondeur.

 

Le stress toxique, le figement (shutdown), la suradaptation des élèves atypiques, les mécanismes de dissociation : tout cela reste largement invisible dans les formations. Ce n’est pas un oubli anodin, c’est un angle mort systémique.

4. Les élèves n’ont aucun droit à la protection psychologique

Dans le monde du travail, les employeurs ont une obligation légale de prévention des RPS. À l’école ? Aucune protection équivalente. Aucun cadre légal. Aucun droit à l’arrêt pour surcharge mentale ou stress chronique. Le mal-être des élèves est vu comme un problème "privé" ou "familial", jamais institutionnel.

Le manque criant de psychologues scolaires aggrave encore la situation. En France, on compte en moyenne un·e psychologue de l’Éducation nationale (Psy‑EN) pour environ 1 500 à 1 600 élèves, alors que les recommandations européennes préconisent un Psy‑EN pour 800 élèves. Cette surcharge massive réduit considérablement leur capacité à intervenir au-delà des bilans d’orientation, au détriment des missions de prévention, d’accompagnement psycho-affectif et de repérage des élèves en souffrance.

Près d’un tiers des postes ouverts ne sont pas pourvus lors des concours, ce qui alourdit la charge de travail des professionnels en poste et rend l’accès au soutien psychologique extrêmement lent pour les élèves. Dans certaines zones rurales, les délais de prise en charge peuvent atteindre six mois à un an, voire un an et demi dans les départements les plus en tension.

5. Parce que reconnaître les RPS à l’école obligerait à changer le système

Reconnaître que l’école produit des risques psychosociaux ne serait pas qu’un simple constat. Ce serait une remise en question radicale de tout un modèle.

Cela impliquerait de repenser le rythme scolaire, trop long et trop intense pour de nombreux enfants. De questionner la compétition permanente, les évaluations normatives et le culte de la performance. D’admettre que l’uniformisation des profils d’apprentissage exclut de fait une partie des élèves – en particulier les profils atypiques (autistes, TDAH, HPI, hypersensibles, dys…).

Cela voudrait dire affirmer haut et fort que l’échec scolaire n’est pas toujours un manque de travail, mais parfois une forme de résistance à un système inadapté.

 

Et cela, c’est politiquement très inconfortable. Car cela remet en cause l’idée, profondément enracinée, que "ceux qui veulent réussir y arrivent". Or, tant qu’on s’accroche à ce mythe, les élèves continueront de s’effondrer en silence.

6. Une grille d’analyse pour repérer les RPS à l’école ?

Pour sortir du déni, il faut des outils. Pourquoi ne pas créer une grille d’analyse adaptée du monde du travail, pensée pour évaluer les risques psychosociaux auxquels les élèves sont exposés avec comme indicateurs :

1. L’intensité et le temps de travail : journées longues, devoirs le soir, surcharge cognitive. A-t-on laissé à l’élève du temps de récupération ?

2. Les exigences émotionnelles : peur d’échouer, d’être humilié à l’oral, d’être jugé. Est-il sans cesse sous pression ?

3. L’autonomie : l’élève a-t-il la possibilité de s’organiser, de faire des choix ? Ou subit-il tout ?

4. Les rapports sociaux : climat de classe, moqueries, relations avec les enseignants. L’élève se sent-il soutenu ou isolé ?

5. Les conflits de valeurs : est-il forcé de faire des choses qui vont à l’encontre de ses besoins, de son intégrité ou de son éthique ?

6. L’insécurité de la situation : peur de l’orientation, pression du futur, menace constante de l’échec.

Appliquée concrètement, cette grille permet de comprendre pourquoi certains élèves s’effondrent là où d’autres tiennent. Elle réintroduit de la nuance, de la complexité et surtout de la légitimité dans la souffrance scolaire.

Conclusion : sortir du déni pour enfin agir

Tant que nous continuerons à nier la réalité des risques psychosociaux à l’école, nous laisserons des générations entières s’abîmer en silence. Il est temps de reconnaître que l’école peut blesser, abîmer, broyer — même si elle ne le fait pas toujours intentionnellement.

Cette prise de conscience n’a rien d’un procès à charge contre les enseignants ou les institutions. C’est au contraire un appel à repenser collectivement l’expérience scolaire : pour qu’elle cesse d’être un facteur de détresse, et devienne enfin un lieu d’émancipation réelle.

La prévention des RPS ne doit pas s’arrêter à la porte des entreprises. Elle doit entrer à l’école. Pour le bien des élèves. Pour leur avenir. Pour notre société tout entière.

 

Et vous, vous en pensez quoi ?

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